En avril 1914, Paul Madsack se rend à Paris avec sa famille – femme, enfant et Anna, une domestique - pour peindre. Il prend un appartement et s’aménage un atelier.
Début juillet 2014 il va en villégiature en Bretagne avec sa famille afin de peindre et loue à Ploumanac’h une maison de vacances. C’est là qu’il sera surpris par le début de la guerre.
Après un mois à Ploumanac’h en résidence de plus en plus surveillée et en proie à des animosités de plus en plus fortes d’une part constamment croissante de la population, il apprend qu’un départ pour l’Espagne est possible et il profite de l’occasion. Il sollicite une autorisation de sortie et celle-ci lui est accordée. Début septembre 1914 le voyage de Ploumanac’h à Lannion, en passant par Saint-Brieuc s’effectue dans un premier temps en voiture hippomobile, puis se poursuit en train en passant par Nantes, Bordeaux et Bayonne jusqu’à Irun en Espagne. Ce voyage ‘épuisant’ avec la crainte constante d’être reconnu comme Allemand dure trois jours.
Il passe l’automne et l’hiver 1914 ainsi que le début de 1915, soit en tout huit mois, en Espagne. Sa femme, son enfant et la domestique pourront rejoindre l’Allemagne par bateau au bout de sept mois. Lui aussi veut retourner en Allemagne, mais il devra rester dans un premier temps.
Il essaie d’acheter un bateau avec d’autres compagnons, afin de rejoindre l’Italie. L’Italie n’est, à cette époque, pas encore impliquée dans le conflit. Mais cette solution lui paraît trop risquée à cause de la petite taille du bateau et il en recherche une autre. Plus tard il apprendra que ses compagnons ont réussi à atteindre la Sicile et rentrer en Allemagne avec ce bateau.
Fin avril il embarque avec sept autres Allemands sur le bateau de fret italien, « le Milano » qui transporte des os, afin de rejoindre l’Italie. Le navire sera capturé après huit jours en mer le 4 mai 1915 au large de Toulon.
Les Allemands se retrouvent pendant 8 jours dans la prison militaire de Toulon, puis à partir de la mi-mai 1915, pour environ deux semaine sur le « Ponton » direction Marseille.
Début juin 1915 ils sont envoyés à Uzès. Madsack restera là-bas jusqu’en mai 1916. Ce sera sa plus longue période d’internement.
Des 3068 prisonniers civils de l’Île Longue connus à ce-jour (Printemps 2015) ,795 furent d’abord internés à Uzès. Le camp d’Uzès était une ancienne caserne de cavalerie. Une des raisons pour le grand nombre de transférés fut la dissolution, fin 1916, du camp, en tant que camp de prisonniers civils. Le camp fut probablement fermé à cause des conditions insupportables : le camp était saturé – environ 1000 prisonniers pour une capacité probable de 300. Mais l’arbitraire et l’incompétence de la direction du camp ont certainement également contribué à cette fermeture.
Madsack [1] n’est pas le seul à avoir évoqué ces conditions insupportables à Uzès. Les mêmes descriptions se retrouvent chez C.W.H. Doetsch [2] et Helmut Felle [3]. Ils étaient, de même que Adolf Freiherr von Weichs [4], à cette même période de mi 1915 jusqu’au milieu de 1916 dans ce camp.
Les conditions étaient sans doute connues des contrôleurs de la Croix Rouge, du gouvernement allemand et des contrôleurs des américains. Après la dissolution du camp de prisonniers civils, les bâtiments d’Uzès furent transformés en un camp de prisonniers pour officiers, qui fut plus tard décrit par les contrôleurs de la Croix Rouge comme exemplaire.
Courant mai 2016 Paul Madsack est transféré avec environ 150 autres prisonniers vers l’Île Longue. Le départ s’effectue de manière précipitée, sans doute parce qu’une inspection de la Croix-Rouge suisse s’annonce. Parmi les 150 « élus », il s’agit principalement de prisonniers en mauvaise santé qui devaient sans doute être cachés de la Croix-Rouge. Le trajet en train jusqu’à Brest dure 100 heures et est très éprouvant.
Après une dernière nuit à Brest, le trajet jusqu’à l’île Longue se fait en bateau. Madsack se remémore les aspects agréables de Ploumac’h et a immédiatement la sensation que des conditions bien différentes de celles d’Uzès règnent ici. Le bruit, selon lequel l’île Longue était un des meilleurs camps de prisonniers en France s’était déjà répandu. Malgré cette impression positive qui conduit Madsack à qualifier l’île Longue de « L’Île des Lotophages », son séjour de seulement environ six semaines (il y reste que jusqu’à juillet/août 1916) s’effectue à un moment peu favorable. Le journal du camp « Die Insel-Woche » est interdit depuis quelques mois et une réédition n’est pas prévue. Le théâtre n’est également plus autorisé. Et pourtant il décrit les conditions comme absolument dignes et nous avons joint plus bas un extrait de son livre.
En raison de son état de santé, Madsack est transféré à Lyon avec un des premiers transports après son arrivée. Mais à Lyon, il doit attendre encore cing mois jusqu’au 3 décembre 1916 son transfert vers Davos en Suisse.
Biographie
Paul Madsack (1881-1949) est l’aîné des trois fils de l’éditeur de journal August Madsack (1858-1933). Il était avocat (docteur en droit), peintre, poète, éditeur associé et rédacteur au « Hannoversche Anzeiger ». Lors de son décès en 1949, « Der Spiegel » et « Die Zeit » estimèrent que son œuvre méritait un article posthume. Madsack a publié trois romans « Die metaphysische Wachsfigur », « der schwarze Magier » et « Tamotua, die Stadt der Zukunft ».
Nous avons trouvé à la bibliothèque universitaire de Thübingen un autre ouvrage au format ebook « Vae Victis – Meine Erlebnisse in Spanien und in Frankreich währen des Weltkrieges » (Mes expériences vécues en Espagne et en France durant la guerre mondiale). Cet ouvrage avec ses 14 dessins et 4 reproductions, faits par Madsack lui-même, fut édité en 1918 par Klinkhardt & Biermann à Leipzig. « Vae Victis » est du latin et signifie « Malheur aux vaincus ».
Dans la banque de données du site Île Longue 14-18 il n’existe aucune date concernant Paul Madsack ; c’est-à-dire qu’aucun document personnel n’a encore été trouvé jusqu’à maintenant. Mais il existe des indications précises de son histoire. Les sept camarades de la « partie de voile » en Méditerranée ont également atterri sur l’île Longue. Certains y sont cependant arrivés alors que Madsack était déjà à Lyon.
Les camarades de la « partie de voile »
Les noms des compagnons de voile ont été retrouvés dans les dossiers d’archives.
Nom | Date de naissance | métier |
Arthur Adolf AMANN (appelé Buller) | 25.04.1893 | Matelot |
Hans Ernst Adolf HÖRIG | 26.01.1893 | Voyageur de commerce |
Georg Wilhelm Hermann PUMP | 20.07.1886 | Infirmier dans la marine |
Hermann SCHMIDT (appelé Meier) | 06.10.1881 | Charpentier |
Richard Christian Wilhelm SCHRADER | 27.10.1880 | Commerçant |
Wilhelm Fritz STRIEPKE (appelé Strippe) | 04.03.1884 | Officier de la Marine (Marine marchande) |
Carl Emil ZICKERT | 25.08.1885 | Matelot, contremaître à la blanchisserie |
Grâce aux documents, nous connaissons également le nom du cargo « Milano » et la date de la capture : le 04.05.1915. Ces 2 informations ne se trouvent pas dans le récit de Madsack.
Extrait de « Vae Victis » (page 245 et suivantes)
…. L’épuisement après ce voyage ininterrompu de près de 100 heures, pendant lequel nous n’avons pratiquement pas mangé, nous amena aux limites de ce qu’un être humain peut supporter.
C’est seulement le jour suivant que nous apprîmes ce qui s’était passé. Après notre arrivée, un des prisonniers était sorti pour aller aux toilettes, ce qui était bien entendu permis même pendant la nuit. Un des soldats français s’y était opposé et avait, sans mot et à bout portant viser le prisonnier et lui avait tiré en pleine poitrine. Il était mort quelques minutes plus tard. Le commandant du camp constata les faits et reconnut l’absence de motif valable, mais dit que le soldat ne pouvait pas être tenu pour responsable, puisqu’il avait une balle dans la tête et qu’il ne savait pas ce qu’il faisait. Nous n’avons rien appris de plus de cet incident. Le matin même nous avons été emmenés au port où un bateau à vapeur nous attendait pour nous conduire sur l’île Longue.
« L’Île des Lotophages »
Alors que notre bateau s’amarra doucement à un des grands rochers, qui n’avaient pas tout à fait la forme gigantesque des rochers de Ploumanac’h, le vent m’apporta un peu de l’odeur de cette île de Ploumanac’h sur laquelle j’avais séjourné durant l’été 1914, cette île avec ses longues fleurs jaunes, ses maigres chèvres et ses lièvres sauvages. Le traducteur Hase et quelques gendarmes se tenaient prêts à nous accueillir. Ils voulaient fouiller nos valises mais leur attitude n’était pas très assurée ; et effectivement, lorsque l’adjudant du camp arriva, les gendarmes se mirent en retrait. Nous avions immédiatement le sentiment que les conditions étaient très différentes de celles d’Uzès. L’île Longue passait donc à juste titre pour un des meilleurs camps, si ce n’est le meilleur camp de prisonniers dans toute la France, mais il ne faut pas oublier que nous, qui arrivions d’Uzès, n’avions vraiment plus aucune exigence et que nous étions reconnaissants d’avoir le minimum.
Nous entrâmes à l’intérieur du camp. Cela montait légèrement, par un passage étroit entre des monticules semblables à des dunes et recouverts de végétation. Au sommet des tertres se tenaient plusieurs des prisonniers de l’île Longue et ils observaient les nouveaux venus. Des exclamations d’étonnement et de pitié se firent entendre. Alors que nous pénétrions dans le camp, affamés et épuisés, avec nos tenues de prisonnier grotesques, déchirées et en lambeaux, nous devions vraiment offrir un spectacle pitoyable. Évidemment nos compatriotes, là haut sur les monticules, semblaient, d’après leur apparence, avoir vécu dans des conditions bien différentes des nôtres. Cela me fit machinalement penser à ce pauvre diable à Uzès, ce professeur de Naples, qui vint vers nous sans pantalon, ni chaussures et qui trouva que tout était très raffiné et distingué chez nous. Tout est relatif dans la vie. Comme nous avions ri de lui à l’époque et aujourd’hui nous ressentions face à ces compatriotes bien habillés la même chose que ce vagabond. Ils étaient là, nos compatriotes, tellement élégants et propres, avec des fleurs à la boutonnière, tels des baigneurs blasés qui regardaient avec dédain et un certain déplaisir des baigneurs de classe inférieure dont le spectacle lui- même agaçait. Soudain, dans ce groupe d’élégants baigneurs, je reconnus un des plus élégants comme étant un bon ami, un ancien camarade de classe. « Bonjour Ahrens. Tu es là toi aussi ? » m’écriais-je. Ahrens détourna la tête. Il fallait qu’en plus l’un d’entre nous les interpelle. Cela pouvait encore s’arranger. « Bonjour Ahrens, tu ne me reconnais plus ? » Après un moment d’étonnement et d’observation assez long, il me reconnut enfin. « C’est pas vrai ! Tu t’es vu ? D’où viens-tu ? » Un apitoiement si clairement exprimé n’est justement pas très agréable. C’est pour cette raison que je répondis : « Oui, mon dieu, nous portons encore la poussière du voyage et, de plus, nous n’avons pas encore pris notre petit-déjeuner. » « Et bien il faut donc aller manger quelques œufs sur le plat dans la baraque « Haïti », à gauche de la rue « Hindenburg ». Et surtout retirez vos ridicules insignes de prisonniers, on ne sait jamais, le commandant en a déjà entendu parlé et aimerait par-dessus voir un homme dans un tel attirail. »
Un instant plus tard, dans la baraque Haïti, ainsi nommée en raison des prisonniers de Haïti, fils de commerçants allemands qu’elle abritait, j’étais assis à une petite table, avec nappe blanche, devant des œufs sur le plat correctement préparés. Du liseron, des pois et des haricots poussaient avec une telle abondance qu’ils obscurcissaient la fenêtre de la petite cabine. Ils avaient eu le temps, au cours de ces trois années, de prendre très profondément racine dans le sol sablonneux de l’île. Au milieu de la baraque, tout autour de la petite table, étaient posées quelques chaises et de chaque côté se situaient des réduits fabriqués à partir de planches et de caisses en bois et empilés deux par deux ; celui situé en-dessous pouvait être retourné et servir de canapé. Toute l’installation était considérée comme des lits. On avait l’impression d’être dans une cabine de bateau et de faire une croisière. Malheureusement cette croisière durait un peu trop longtemps. Aujourd’hui cela fait quatre ans que ces passagers malheureux ne pouvaient pas débarquer. Dans le 9è chant de l’Odyssée les compagnons de l’Odyssée sont jetés sur l’île des Lotophages, qui se nourrissent de lotos. « Celui qui avait goûté au miel des lotos, celui-là ne pensait plus à rentrer, ni à donner de nouvelles ; mais il voulait rester toujours en compagnie des Lotophages, cueillir des lotos et renoncer à sa patrie. »
L’île Longue ressemblait un peu à cette île des Lotophages. Il ne poussait évidemment pas de lotos sur l’île Longue, mais j’ai remarqué que, sur une île isolée, l’alcool, même s’il ne provoquait pas des effets aussi intenses, pouvait être un remède efficace pour provoquer la même amnésie.
A l’entrée du camp, tout de suite après la clôture de barbelés, se situait une assez grosse baraque avec des gros tonneaux, desquels étaient distribués deux fois par jour, à des prix relativement raisonnables, de la bière fraîche, du vin rouge et du cidre. Les « Lotophages » étaient attablés autour de toutes sortes de cruches et de récipients et buvaient jusqu’à l’oubli. Des tablées, avec toujours les mêmes groupes, s’étaient constituées. Sur les plus grandes tables se retrouvaient, souvent à vingt ou trente, les membres des différents clubs de sport avec leurs vestes et toques colorées. Pour le club de hockey les vestes et les toques étaient rayées noir et blanc ; rouge et noir pour le club de foot ; vert et blanc pour le club de tennis. Les vestes et les toques étaient confectionnées dans le camp et ne différenciaient pas seulement les membres des clubs sur le plan sportif, mais aussi sur le plan social. Tel club était plus noble que tel autre.
Le rassemblement à la cantine ne durait chaque fois qu’une heure ; ensuite le gros clairon, qui n’était jamais sobre non plus, jouait sa « chanson du poilu », comme il la nommait, pour signifier la fin de la cantine. Mais le rassemblement se poursuivait à l’arrière dans les baraques, où l’on avait déjà acheminé consciencieusement l’alcool (il y était servi au verre). Et s’il le fallait, même après 21 heures, heure à laquelle toute lumière devait être éteinte, car sous les baraques il y avait des caves souterraines et secrètes qui ne laissaient filtrer aucune lumière, ni aucun son. Tous buvaient de ce substitut de lotos, les Hongrois et les Croates, les Allemands et les Autrichiens, même les Turcs. Ce sont eux qui ont hésité le plus longtemps avant de goûter à ce fruit, car leur religion le leur interdisait. Finalement ce sont eux qui buvaient le plus et qui somnolaient jour et nuit d’un air béat.
Les Français laissaient les prisonniers tranquilles. Ils les laissaient d’ailleurs faire ce qu’ils voulaient. C’est ainsi que, dans le sable de l’île bretonne, une sorte de Wild-West ou de « romantisme d’écoliers » se développa, où tout est installé dans un but provisoire mais finalement dure des années. Il existait des cabanes particulières pour la lingerie et le coiffeur, pour cuisiner et prendre des bains ; tailleurs, cordonniers et coiffeurs proposaient leurs services et faisaient passer des annonces dans le petit journal polycopié qui paraissait tous les mois. De grandes affiches aux couleurs criardes, annonçant les événements sportifs, étaient accrochées aux parois des cabanes ; les marchands de cigarettes et de tabac arpentaient le camp et des boulangers vendaient leurs bretzels tout juste sortis du four. Les « Lotophages » étaient assis dans la grande bibliothèque où l’on trouvait de vieux journaux datant d’époques plus heureuses, et se plongeaient dans les événements du passé, quand ils ne préféraient pas s’abonner à la bibliothèque secrète du camp qui se composait de lectures interdites voire croustillantes. C’est probablement de ces lectures que provenait le dicton que certains avaient relevé dans les Mémoires de Casanova et collé sur la porte de leur baraque et qui prévenaient les entrants de ne pas réveiller celui qui dort, car celui qui dort est, au moins en rêve, un homme libre.
Entre les baraques étaient parsemées des petites oasis de verdure dans lesquelles les prisonniers avaient planté toutes sortes de légumes, du chou, des petits pois, des haricots et des radis. Sur certaines parcelles étaient plantés des écriteaux : « Quelqu’un veut vendre ses champs de radis ». L’adjudant français du camp se fit traduire l’offre de vente , ce qui le fit rire. Les « Boches » réussissaient vraiment tout : ils vendaient même déjà sol et terre français.
L’après-midi, quand le soleil était plus bas dans le ciel, les Epigones des Lotophages s’asseyaient dans leurs confortables sièges, regardaient les prairies et les champs de céréales argentés de l’autre côté des grillages de barbelés. Ils regardaient les vagues ramper de loin vers la plage et observaient les exercices de tir des torpilleurs et des vieux bateaux de guerre devant l’entrée du port de Brest et, le soir venu, les lumières de la ville portuaire qui leur parvenaient des hauteurs de la cité pendant que le rapace tournoyait au-dessus des têtes des prisonniers.
D’autres allaient se promener avec leur chien au bout d’une ficelle, des terriers et des petits griffons et autres mélanges indéfinis qui proliféraient à vue d’œil dans le camp. « Emil bleu-paille » (il avait des cheveux roux et un costume bleu vif) emmenait ses poussins dressés, qui le suivaient dans le camp comme un chien, en promenade. Il les avait lui-même couvés, c’est-à-dire à l’aide d’ une couveuse. Dans un vieux magazine il avait trouvé un descriptif de cette couveuse et avait ensuite fabriqué un appareil qui chauffe grâce à une petite lampe à pétrole. Quand ses poussins seraient grands et pondraient des œufs, il deviendrait un homme riche dans le camp. Mais il avait également des passions nobles. Avant, quand il était vendeur de cigarettes, il avait laissé le peintre Primavera, qui séjournait également sur l’île comme prisonnier, faire une aquarelle de lui. Quand il aurait vendu des œufs, il prévoyait de faire faire de lui une peinture à l’huile grandeur nature. Quelqu’un avait tenté la même expérience avec des œufs de canard. L’expérience avait réussi et deux jeunes canards barbotaient dans le bassin qu’il avait aménagé dans le sol sablonneux près de la baraque. Des corbeaux et toutes sortes de volatiles étaient prisonniers dans des cages artisanales accrochées devant les baraques. Un autre prisonnier gagnait de l’argent en louant son gramophone un franc de l’heure à l’occasion de fêtes d’anniversaire. Les amis et les connaissances s’asseyaient alors autour de la table où l’on sert le café, écoutaient les mélodies allemandes, tandis que, de l’autre côté du grillage de barbelés, le « Poilu » se tenait à son poste de garde et, curieux, tendait l’oreille. On peut comprendre qu’un de ces soldats, qui avait observé longuement le groupe finisse par transpercer le toit de la maisonnette et s’éloigner pour ne jamais revenir. L’image de ce groupe buvant du café lui rappelait trop vivement un autre groupe plus familier de son pays.
C’étaient les mois d’été à l’île Longue, qui constituaient évidemment la période la plus courte de l’année. Il ne s’agissait en fait que de deux mois ; le reste du temps, il pleuvait du matin au soir. C’étaient des moments plus tristes, quand l’eau s’accumulait dans de grands trous dans le sol argileux et que les souliers de bois des prisonniers restaient coincés dans la boue. La pluie gouttait régulièrement à travers les toits des baraques et quelqu’un devait alors monter sur le toit pour reboucher le trou avec un morceau de carton goudronné. Puis venait le vent qui soufflait à travers l’île en s ’insinuant partout à travers les fissures des baraques primitives et en jetant des gouttes sur les visages des hommes endormis. C’est l’époque où l’ersatz de Lotos coulait plus abondamment que d’habitude et où le voile de l’oubli descendait plus profondément et plus intensément sur l’île oubliée.
Ce fut trop longtemps pour les prisonniers. Quatre ans avaient défilé sur l’île, tandis que les prisonniers traînaient, désœuvrés et discutaient toujours et encore ; du présent et du futur rêvé, et plus rarement aussi parfois du passé. Même dans une cage dorée, ces quatre années auraient été de trop, et les français eux-même ne voudront pas prétendre que la cage sur l’Île Longue fut dorée.
Ces hommes, qui, emplis d’un ardent patriotisme, avaient tenté d’embarquer d’Amérique vers l’Allemagne il y a quatre ans pour aider et participer, n’étaient plus les mêmes depuis longtemps. Il est possible que certains d’entre eux songent encore avec nostalgie à leur pays et leur famille ; mais la plupart ont tout oublié et somnolent jour après jour, dans un appauvrissement intellectuel, ne pensant plus qu’au plaisir immédiat.
Traduit en français par Julie Devigne